Un rituel sans images

Extrait du roman en cours d'écriture, « L’autre lumière » (titre provisoire) par Françoise Pawlikowski

 

 

 

Diane est le personnage principal du roman, elle revient sur une tradition familiale : l'album de famille

Chaque année s’achevait par la sélection rituelle des cent photos destinées à l’album familial.
Jusqu’à ses douze ans, Diane avait eu le privilege d’assister à cette cérémonie, entourée de toute la famille. On étalait les clichés sur la grande table du salon, on débattait, on tranchait, on souriait beaucoup. Mais ses suggestions n’emportaient jamais l’adhésion collective.

Dans cette famille, la premiere règle avait toujours été la même : la culture du beau.
On choisissait une photo pour sa composition, sa lumière, son élegance. Jamais pour ce qu’elle disait du réel.
Le chagrin, la fatigue, les rides où les ombres ne passaient pas le tri : ils salissaient la perfection, ils dérangeaient.


Diane, elle, voyait les choses autrement.
Elle avait toujours eu horreur de ce manque de vérité. Regarder un album, disait-elle, c’était feuilleter un mensonge. Qui ose photographier les moments où la vie vacille ?
Qui garde la trace d’un visage défait, d’une larme, d’une absence ?
À chaque élimination, elle avait l’impression qu’on lui arrachait un fragment de sa propre existence.

Les membres du jury avaient fini par disparaître, un à un, comme les visages qu’ils avaient censurés.
Restée seule, Diane s’était affranchie de la règle du beau.
Elle aimait les clichés pris sur le vif, ceux qui tremblent, ceux ou le malheur se devine dans la lumière.
Elle conservait en secret ce qu’elle appelait ses “clichés interdits” :
la main ridee de sa grand-mere figée sur la poitrine,
le cercueil d’ébene de son grand-père descendant en terre,
l’épave tordue de la voiture de ses parents au fond d’un ravin.
Ces photos-la, personne ne devait les voir, mais elles seules racontaient la vérite.

Àujourd’hui, elle ajouterait une nouvelle image à sa collection clandestine : celle de Louis, prise à la dérobée dans la chambre funéraire.
Il avait cette immobilité trop parfaite, celle que les vivants imposent aux morts pour se rassurer. Les visiteurs avaient chuchoté qu’il avait l’air de dormir. Des conneries, pensait Diane. Louis ne dormait pas : il était mort, et c’était cela qu’elle voulait garder — la fixité sans illusion, la verité sans apprêt.

Diane haîssait la complaisance, la douceur factice, tout ce qui maquille le réel.
Pour elle, la photographie n’était pas un art de plaire, mais une manière de ne pas oublier.
Et dans la mort, elle trouvait parfois la seule lumière qui ne mente pas
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